Rester bourgeois, Anaïs Collet
Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction

23 juin 2016

DATE DE PARUTION : Juin 2016 

ÉDITEUR : Caisse Nationale des Allocations Familiales

COLLECTION : Revue des politiques sociales et familiales

PAGES : 137-138

ISSN : 2431-4501

DOMAINES : Géographie urbaine

Résumé

Revue des politiques sociales et familiales n° 121 -3e et 4e trimestres 2015
Comptes rendus de lectures : Rester bourgeois, Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction ; Anaïs Collet.

par Yannick Henrio, doctorant en sociologie, université de Paris 8 Saint-Denis – Laboratoire architecture, ville, urbanisme, environnement (Lavue).

Dans cet ouvrage, Anaïs Collet reprend son travail de thèse : Génération de classes moyennes et travail de gentrification. Changement social et changement urbain dans le Bas-Montreuil et à la Croix-Rousse, 1975-2005. La sociologue s’intéresse à cette nouvelle classe, ou classe d’alternative, prise entre la bourgeoisie et les classes populaires, qui se caractérise notamment par un fort capital culturel (validé ou non par des diplômes), mais pas forcément par un fort capital économique ; classe rapidement désignée par les médias et le langage familier sous le terme de « bobos » , qu’A. Collet s’attache à déconstruire dès l’introduction. Elle analyse ensuite en détail les populations singulières de deux lieux, la Croix-Rousse dans le premier arrondissement de Lyon et le Bas-Montreuil, qui borde Paris et Vincennes.

Si l’auteure décrit à travers soixante-quatre entretiens comment de nouveaux résidents « gentrifieurs » viennent s’installer et vivre dans ces lieux, elle détaille surtout finement ceux qui s’installent : modes de vie, revenus, emplois, pratiques, valeurs, idéaux, et goûts, rejoignant ainsi l’approche de Pierre Bourdieu dans La distinction (1) mais aussi dans Les structures sociales de l’économie (2), inversant, cependant, la méthode puisque l’objectif ici n’est pas la compréhension et la description des processus économiques liés au marché de l’immobilier. Elle s’en sert, en revanche, pour saisir et connaître les gentrifieurs qui animent ce marché et sont à l’origine du processus de transformation des quartiers anciens. Ce faisant, A. Collet répond indirectement aux critiques d’Alain Bourdin qui, dans un article (3), critiquait une forme de généralisation dans la façon d’aborder ce processus et dans la façon de décrire les gentrifieurs comme une entité homogène : les « nouvelles classes moyennes » .

A. Collet définit en cinq chapitres les contours de ses populations d’enquête, révélant une classe d’une grande hétérogénéité, mais aussi avec de forts points communs qui permettent de la distinguer des autres.

Différences d’abord par la situation et l’évolution des lieux d’implantation choisis. Le premier, la Croix-Rousse, est un quartier situé au centre d’une très grande ville, Lyon (496 343 habitants au 1er janvier 2012), dont le processus de gentrification, commencé dès la fin des années 1970, est arrivé à terme. Dans les années 1960 et 1970, le quartier a subi un déclin démographique lié notamment au vieillissement de la population (baisse de 45 % de la population entre 1962 et 1982). Les logements et les anciens ateliers des canuts (ouvriers tisserands de soie du XIXe siècle) se sont dégradés faute d’habitants ou parce que les occupants restants, souvent âgés, ne pouvaient les entretenir convenablement. Ces derniers seront d’abord remplacés par des travailleurs immigrés, puis le quartier bénéficiera notamment d’un foisonnement de militants qui investiront des logements que tout le monde désertait. Le second lieu est situé à Montreuil (103 520 habitants au 1er janvier 2012), aux portes de Paris et n’a pas encore terminé sa mue, commencée véritablement au milieu des années 1990.

Autre différence, la composition de ceux qui sont les gentrifieurs. À la Croix-Rousse, dans les années 1970, les pionniers qui ont « reconquis le centre » sont souvent des jeunes cherchant leurs marques, en marge des mouvements sociaux de l’époque et de l’évolution des moeurs, portés par des idéaux, notamment celui de sauver les ateliers des canuts de la destruction, mais aussi de nouvelles façons d’habiter, et de cohabiter, préférant et imposant la réhabilitation plutôt que la rénovation ; ils ont peu à peu recouvert l’ancienne population, ainsi que son histoire. L’intérêt pour le quartier dans sa nouvelle configuration et sa qualité de vie attire alors de nouveaux – et majoritairement jeunes – gentrifieurs qui s’installent à la fin des années 1970.

Dans le Bas-Montreuil, c’est la crise industrielle débutée à la fin des années 1970, marquée par la fermeture et l’abandon d’usines et d’ateliers qui va amener le changement. Jusqu’au milieu des années 1990, en dehors d’une tentative de relances de l’industrie par la mairie qui, en outre, encadre le prix du mètre carré à la vente pour endiguer toute velléité de spéculation, le quartier ne change pas, ou peu. Il perd sa population ouvrière au gré des fermetures et du vieillissement de la population, et ce jusqu’à l’arrivée des premiers « gentrifieurs convertisseurs » , souvent artistes ou issus de métiers liés à la culture, qui réhabilitent les usines en espaces de vie et de travail artistique. Surtout, ces nouveaux occupants acceptent, par résignation ou sous la contrainte économique, d’habiter en « banlieue » , terme stigmatisé et stigmatisant qu’ils évitent d’ailleurs d’utiliser, marquant déjà une certaine distinction.

À travers ces deux espaces, A. Collet montre toute l’hétérogénéité d’un groupe social pourtant souvent présenté sous le terme générique de « nouvelle classe moyenne » . Si cette classe est si difficile à saisir et à définir, c’est qu’elle fonde son appartenance non plus essentiellement sur la sphère du travail mais d’abord, ou surtout, sur la sphère du logement, du lieu de vie, du mode de vie. Ce phénomène révèle d’abord que le monde du travail est devenu plus sélectif et plus précaire ces trente dernières années, malgré un nombre de plus en plus important de diplômés et d’un plus haut niveau de diplôme moyen de la population. Il apparaît donc, parmi ces gentrifieurs, une part de plus en plus grande d’individus ayant un fort capital culturel (et parfois économique et social), mais qui ne parviennent pas à se maintenir à un niveau social équivalent à leurs parents ou qui n’accèdent pas à des postes et une position sociale qu’ils pouvaient espérer ou envisager au regard de leur cursus et de leur investissement scolaire. Générations victimes du « déclassement » (Peugny, 2009) (4), d’une concurrence toujours plus grande dans un marché du travail de plus en plus sélectif qui, tel un couperet, élimine des masses toujours plus importantes de candidats à la mobilité sociale. Mais cette classe moyenne comprend également des gentrifieurs en phase ascendante qui ne sont pas « fils de » , disposant de peu de capital économique et symbolique et qui, malgré des études ou certaines capacités, peinent à gravir les échelons de la mobilité sociale.
Face à de telles évolutions, cette classe moyenne des gentrifieurs a dû se repositionner, s’appuyant pour cela sur de nouvelles ressources, établissant de nouveaux critères de valeur par le logement et une distinction par le quartier, au point de créer ce qu’A. Collet désigne sous le terme de « capital résidentiel » . Celui-ci se construit par un investissement dans le logement par les gentrifieurs mais aussi dans le quartier soumis notamment à un processus de « muséification » (5) qui favorise et renforce la constitution de ce nouveau capital. Cette classe « perdante » dans le positionnement social lié au travail quitte un champ où la lutte lui est défavorable pour un autre où elle fixe elle-même les règles, où les risques sont grands mais dont le retour sur investissement rapporte des gains permettant de corriger leur déclassement et d’accéder à la position sociale supérieure espérée. Cet ouvrage est ainsi très complémentaire du travail de la géographe Anne Clerval (6) démontrant que les catégories sociales, loin d’être figées, sont soumises à des rééquilibrages constants de champs de force entre dominants et dominés, et de repositionnement dans la lutte des classes.

(1) Bourdieu P., 1979, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, collection Le Sens commun.
(2) Bourdieu P, 2000, Les structures sociales de l’économie, Paris, Le Seuil.
(3) Bourdin A., 2008, Gentrification : un « concept » à déconstruire, Espaces et sociétés, n° 132-133, p. 23-37.
(4) Peugny C., 2009, Le déclassement, Paris, Grasset, 2009.
(5) La muséification est un processus par lequel est donné un caractère, de musée à un lieu, à un quartier, ici essentiellement basé autour de l’histoire des Canuts, entraînant une forme d’unité architecturale et de mémoire célébrée, entretenue et valorisée qui s’accompagnent souvent du développement du lieu comme lieu touristique. Voir : Serfaty-Garzon P., 1987, Muséification des centres urbains et sociabilité publique : effets attendus, effets déconcertants, in Germain A. et Marsan J.-C. (dir.), Aménager l’urbain de Montréal à San Francisco : politiques et design urbains, Éditions du Méridien, Québec, p. 102-121.
(6) Clerval A., 2013, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris, La Découverte.

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