Date de parution : octobre 2015
Éditeur : Caisse Nationale des Allocations Familiales
Collection : Revue des politiques sociales et familiales
Pages : 101-103
ISSN : 2101-8081
Domaines : Géographie urbaine
Anne Clerval, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale
Paris, La Découverte, coll. « Hors collection Sciences Humaines », 2013, 280 p., ISBN : 9782707171283.
Compte rendu de lecture par Yannick Henrio, doctorant en sociologie, université de Paris 8 Saint-Denis, Laboratoire architecture, ville, urbanisme, environnement (Lavue).
Géographe de formation, Anne Clerval ne se limite toutefois pas, dans cet ouvrage, à une approche spatiale et structurelle de l’évolution de Paris. Elle reprend le travail de sa thèse intitulée La gentrification à Paris intra-muros : dynamiques spatiales, rapports sociaux et politiques publiques, et aborde l’évolution de la ville du point de vue historique, spatial, politique et sociodémographique. Prenant notamment appui sur un corpus théorique d’inspirations marxistes allant de Friedrich Engels à Neil Smith, en passant par Henri Lefebvre, elle entend démontrer et expliquer les liens entre l’évolution du capitalisme et les transformations sociales, urbaines et démographiques de Paris. Évitant de s’enfermer dans la seule analyse du processus de gentrification, elle interroge ce que sont les « gentrifieurs », ainsi que leur rôle dans l’évolution des villes. Enfin, elle aborde les résistances au dépeuplement, répondant ainsi aux critiques parfois faites aux analyses du phénomène de gentrification [1] .
L’ouvrage se découpe en trois grandes parties. La première, « Histoire et facteurs de la gentrification », opère un retour historique afin de contextualiser et d’expliquer les évolutions actuelles issues de politiques et d’actions anciennes. Ainsi, elle revient longuement sur les grands travaux de Haussmann et Rambuteau voulus par Napoléon III. Elle attribue cette reconfiguration de Paris à une volonté de revanche [2], de reconquête de territoire, favorisant l’installation des bourgeois dans le centre (les quatre premiers arrondissements), repoussant dans le même temps les ouvriers et les classes populaires. En outre, elle n’oublie pas l’enjeu des structures économiques qui se mettent en place dans cette réalisation. Elle perçoit, au travers des modes d’expropriation, de financement des immeubles et de leur vente avec le développement du crédit, les bases d’une alliance de grande ampleur entre État, banquiers-financiers, et promoteurs-propriétaires, selon un modèle qui sera repris dans la réalisation de toutes les opérations de rénovation et de construction. Ce chantier haussmannien pose les bases de l’alliance du pouvoir et de la finance face à laquelle rien ne semble résister. A. Clerval poursuit cette analyse historique associant l’évolution de Paris et de sa population à l’évolution des politiques économiques et des modes de productions capitalistes. Ainsi, elle situe dans les années cinquante le début de l’accélération de la désindustrialisation de Paris où, dans le cadre de la maximisation des profits, les grandes industries vont se délocaliser d’abord en banlieue, puis en province, profitant d’une main d’œuvre bon marché.
Enfin, elles iront s’installer dans des lieux de production toujours plus lointains, jusque dans d’autres pays, guidées par le seul souci de réaliser des économies de maind’œuvre et de plus grands profits. Ces choix politiques et économiques impactent doublement la ville et sa morphologie, ainsi que la vie de ceux qui l’habitent et la font. D’abord, en la vidant peu à peu de ses industries, donc de ses ouvriers, puis en attirant une nouvelle population, une nouvelle classe issue du capitalisme et adaptée à son évolution : la petite bourgeoisie intellectuelle. Paris intra-muros voit ainsi la proportion d’ouvriers baisser année après année, ce qui affecte sa dimension populaire.
Face à ce phénomène, les politiques publiques sont ambiguës, tantôt favorisant le changement, tantôt construisant des logements sociaux neufs pour conserver les ménages les plus modestes et les classes moyennes. Cependant, l’auteure passe un peu rapidement sur le rapport Paris/Banlieues [3], notamment la structuration de la banlieue rouge qui a joué un rôle important dans l’évolution de Paris, entourée au Nord et à l’Est par des villes communistes dans le prolongement des arrondissements, aujourd’hui encore, les plus populaires.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, « Modalités et dynamiques spatiales de la gentrification dans l’espace parisien », la géographe développe une approche plus spatiale liée à la diffusion et la répartition de catégories de population et de classes sociales dans Paris. Elle s’attarde sur l’émergence d’une nouvelle classe, la petite bourgeoisie intellectuelle, qu’elle relie aux transformations structurelles et prioritairement économiques (modes de production et de consommation) de la société. L’intérêt particulier de l’approche de l’auteure est qu’elle n’étudie pas seulement les catégories socioprofessionnelles d’actifs mais intègre également la catégorie des retraités, ce qui renforce parfois certains contrastes dans la composition des quartiers. A. Clerval nous amène ainsi au processus de gentrification. Pour cela, elle part des modifications économiques et sociales évoquées en première partie puis, s’appuyant sur N. Smith, reprend la théorie de « rent gap » qui montre comment, pendant des années, des propriétaires se contentent d’encaisser des loyers en engageant le moins possible de dépenses, entraînant une lente dégradation des immeubles et des quartiers jusqu’au moment où il devient plus intéressant d’amorcer de forts investissements avec la certitude d’en retirer un bénéfice nettement supérieur à l’état de départ. L’alliance – finance, banque, promoteur, propriétaire –, portée par l’intervention publique, se met alors en marche, reconfigurant et revalorisant entièrement un quartier. L’auteure prolonge cette analyse en expliquant l’importance, dans ce processus, de fortes inégalités du prix au mètre carré et de l’état général du bâti entre les quartiers. Reprenant, là encore, la théorie de N. Smith, elle s’attache à montrer comment cette évolution inégale n’est pas une conséquence malheureuse du capitalisme, mais une condition nécessaire de son développement : c’est grâce aux inégalités, aux décalages de valorisation du capital entre territoires que peut jouer la loi de l’offre et de la demande, et la dynamique de mises en concurrence par paliers successifs. Elle dresse alors une carte (p.114-115) de la gentrification qu’elle présente comme une diffusion relativement continue, qu’elle compare à la reconquête de Paris par l’armée versaillaise. Cette analogie paraît très exagérée parce que les gentrifieurs ne sont pas organisés et structurés en un front uni et encore moins militaire. En outre, le développement inégal des quartiers et leur attraction laissent voir une diffusion en sauts de puce plutôt qu’en une lente marée montante qui engloutirait les quartiers populaires. Obéissant aux lois du marché, les investissements se portent là où l’intérêt est le plus grand. D’où, d’ailleurs, la mise en avant, dans cette étude, de quartiers très dissociés géographiquement. Enfin, dans ce processus, les gentrifieurs sont tout à la fois acteurs et victimes (à long terme). A. Clerval l’évoque elle même. Acteurs au début par leur rôle dans le processus de revalorisation d’un quartier et les changements qu’ils y opèrent, en achetant des appartements, lofts, ateliers, les réhabilitant eux-mêmes ou les achetant rénovés. Victimes à long terme car ils finissent par subir l’arrivée de populations de classes sociales supérieures encore plus riches [4], bourgeois plus traditionnels attirés par la nouvelle configuration du quartier.
Cela amène l’auteure à décrire en profondeur les gentrifieurs et leurs pratiques, sans négliger les freins au processus de gentrification amenant à s’interroger sur les nouveaux équilibres dans les rapports sociaux.
La troisième et dernière partie, « Les rapports sociaux de domination dans les quartiers populaires en voie de gentrification », traite des forces en présence et des résistances. Les gentrifieurs sont répartis en trois types : le gentrifieur stricto sensu, le gentrifieur marginal et le locataire gentrifieur. Cette typologie semble toutefois restrictive. Les gentrifieurs inscrits dans la catégorie des classes moyennes et moyennes supérieures semblent plus complexes à cerner [5] et forment un vaste groupe d’employés et de salariés issus de nouveaux emplois et services du tertiaire. Malgré leurs différences sociales, ces gentrifieurs ont certes de nombreux points communs : le choix de Paris d’abord et le rejet de la banlieue principalement. Ensuite, leur logement est un marqueur social, lieu de vie mais aussi, pour beaucoup, lieu de travail ou lieu d’accueil des rendez-vous. Ils habitent souvent à proximité de leur lieu de travail et leur logement est intégré dans la vie du quartier ou, du moins, à proximité de leur lieu de vie. Ainsi, les gentrifieurs interviennent et agissent sur les espaces collectifs, les immeubles et le quartier. Partageant les mêmes caractéristiques, les mêmes modes de vie, la même culture, la même langue, les mêmes intérêts, ils créent et favorisent les conditions d’une vie en communauté. Cette approche est particulièrement intéressante car elle s’applique à un groupe qui dénonce souvent lui-même les communautarismes des classes populaires qui l’entourent [6]. La mixité sociale mise en avant dans leur discours se résume de fait à une simple mixité culturelle, masquant les rapports de classes, notamment avec les immigrés de classes sociales inférieures. Les gentrifieurs valorisent ainsi la mixité mais pratiquent les stratégies d’évitement scolaire en n’inscrivant pas leurs enfants dans les écoles publiques proches où sont scolarisés beaucoup d’enfants des couches populaires et d’origine étrangère. Ils aiment la convivialité mais, surtout, avec leurs voisins gentrifieurs. La dimension populaire du quartier est avant tout un attribut symbolique de distinction sociale qui se retrouve dans les votes, votes qui ont permis l’élection d’un maire socialiste. C’est pourquoi la mairie de Paris est très attentive aux attentes et revendications des gentrifieurs. Elle a de ce fait plutôt accompagné la gentrification au nom de la lutte contre l’insalubrité, et même si elle a construit beaucoup de logements sociaux, ces derniers visaient plutôt à répondre aux demandes des classes moyennes qu’à celles des ménages les plus modestes. A. Clerval démontre avec pertinence que cette politique au nom de la mixité sociale menée par la mairie, qui vise à un rééquilibrage social en agissant principalement sur les quartiers populaires plutôt qu‘à rechercher et maintenir un équilibre général au niveau de la ville, défavorise les quartiers et les classes populaires en entraînant leur dilution voire leur disparition au niveau de la ville. L’auteure termine d’ailleurs son dernier chapitre sur ces classes populaires. Ceux qui les composent aujourd’hui sont d’une grande diversité, regroupant des ouvriers français retraités, de jeunes travailleurs précaires, tout autant que de vieux travailleurs immigrés et les derniers migrants arrivés. Entre ces différentes composantes existent de nombreux clivages qui nuisent à la possibilité de résistances communes face à la gentrification notamment. Mais, de façon générale, les classes populaires ne perçoivent pas ces changements (sauf dans le cas des grands travaux) qui les menacent. La dépossession des logements, des lieux que sont les c ommerces, les bars, les cafés, se fait progressivement. Lorsque l’on se rend compte des changements, il est déjà trop tard. Les derniers freins sont les mobilisations militantes pour le maintien des habitants modestes dans le quartier mais, surtout, des pratiques collectives quotidiennes comme la fréquentation et l’usage de commerces ainsi que de lieux par les classes populaires et les personnes d’origine étrangère. Peu à peu, même ces catégories reprennent le discours de la mixité sociale et critiquent la concentration de certains commerces et certaines pratiques.
En conclusion, l’auteure, fidèle à ses idées, qui prennent leurs sources dans les théories et les auteurs marxistes (notamment H. Lefebvre), appuyées par son travail de recherche, prolonge celles-ci et donne des pistes qui pourraient, selon elle, permettre encore l’existence de quartiers populaires. L’apport essentiel de ce travail est de replacer l’évolution de la ville dans une perspective de lutte des classes et de sortir des discours consensuels, et souvent lénifiants, des approches en termes de mixité sociale entrée dans le champ normatif depuis 1986 [7]. A. Clerval rappelle avec pertinence que la ville se construit, comme le travail et la société, dans un rapport de force : un rapport de lutte des classes.