Du bon usage de la monumentalité dictatoriale
Extrait
Pour empoisonnée qu’elle soit par le côté impressionnant des réalisations et surtout par une confusion entre jugements de fait et jugements de valeur que ne cessait à juste titre de dénoncer en son temps Lucien Goldmann, la question du sens et de la valeur des architectures ou réalisations urbanistiques des régimes totalitaires mérite d’être abordée de la façon la plus dépassionnée qui soit pour prétendre accéder à un peu de justesse, tout en rendant justice à un nombre de protagonistes toujours plus important qu’on n’est porté en reconnaître de prime abord.
Plutôt que de considérer les réalisations —d’aucuns diront les œuvres— architecturales marquantes d’une période, d’un pouvoir quelconque, voire d’un style propre à un pays ou à un régime, comme des objets livrés à la postérité et à expliquer par rapport à ce qui ne fait plus guère figure que de contexte, de décors ou de cadre économique social, culturel, etc., sans du reste en comprendre de prime abord tous les tenants et aboutissants, il s’agit à l’inverse de se donner les moyens de comprendre une société à un moment donné de son histoire à travers un type original de manifestation. Dans ce que nous nommons donc une histoire architecturale et urbanistique de la société, les monuments —ou toute manifestation susceptible d’être qualifiée de monumentale par des caractères exceptionnels et démesurés— participent d’une herméneutique particulière en étant révélateurs de certains aspects du pouvoir politique et des rapports que celui-ci entretient ou entend entretenir avec les populations qu’il cherche à s’assujettir et à se subjuguer. L’ambition débordante du pouvoir vise également presque toujours à porter au-delà des frontières de l’État d’où il tire sa légitimité, même si celle-ci peut être contestable, parce qu’usurpée.
Trace de la quête d’une audience éphémère, d’une légitimité d’emblée contestable, d’une universalité douteuse et d’une éternité improbable, les monuments des régimes dictatoriaux ne peuvent être considérés comme dérisoires, pitoyables, voire même comme ridicules que si l’on n’en juge que par rapport aux ambitions démesurées des sujets sociaux qui en revendiquent la paternité ou auxquels, en vertu d’un raisonnement toujours plus ou moins contestable —dès lors que l’on veut bien admettre qu’il s’agit d’une œuvre de culture ou d’un phénomène culturel, et donc d’emblée collectifs—, on estime devoir attribuer le fait d’exister ou les grandes lignes de leur forme à un auteur particulier.
Mais l’avenir ne peut trancher sur l’intérêt et la valeur esthétique d’une œuvre qu’à condition de la livrer à la sagacité de populations qui, pour ne pas s’embarrasser de la connaissance de ses conditions de production pour en apprécier la présence, sauront lui donner le sens qu’elle mérite une fois livrée à la postérité, à condition qu’elles leur parviennent avec l’intégrité qui sied à la rendre intelligible. C’est la raison pour laquelle les réalisations les plus monumentales jusque dans leurs délires dimensionnels ou fonctionnels méritent d’être préservées quitte à changer résolument leur sens et leur usage. Il convient par ailleurs de trouver les moyens de conserver toutes les traces archivistiques précieuses pour en reconstituer le sens initial, et se donner ainsi les moyens de mesurer le chemin parcouru par la société et son espace au cours des siècles.